Gaëlle Jullien, mars 2001

Le dictateur Pinochet, sa vie au Chili, son oeuvre...

Depuis qu’il était rentré au Chili, le 3 mars 2000, les nouvelles à son égard étaient apparues plus rares; d’une certaine façon, un petit peu comme si la distance entre les deux continents, européen et américain, avait repris sa véritable ampleur…

Pinochet avait été libéré la veille suite à la décision du ministre britannique de l’Intérieur, Jack Straw, de ne plus donner suite, “pour raisons médicales”, à la procédure d’extradition.. Restent en mémoire, sans aucun doute, sa descente d’avion et l’aclamation de son arrivée par les forces armées et par "quelques groupements pinochetistes”.

En janvier 1998, la Cour Suprême du Chili avait désigné le juge Juan Gúzman Tapia pour enquêter sur toutes les plaintes déposées contre le général Pinochet; 210 à ce jour. Le 6 mars 2000, ce juge avait demandé à la Cour d’Appel de Santiago de lever l’immunité de sénateur dont jouissait Pinochet. La Cour refusa d'ordonner de nouveaux examens médicaux et décida le 5 juin 2000 la levée de l'immunité. Le 8 août 2000, la Cour Suprême, composée de 18 juges confirmait cette décision.

Le 25 novembre, Augusto Pinochet célèbrait ses 85 ans lors d’un dîner rassemblant plus de 500 personnes; certains députés "invités" estimaient qu’il s’agissait enfin de la juste réparation d’une offense…!!! Ce même jour se déroulait la cérémonie du Pardon de l’Eglise Catholique. Pinochet, peut-être ému par tous ces témoignages de sympathie, a également envoyé une carte à l’Archevêque de Santiago par laquelle il a manifesté son adhésion à cet acte; exprimant qu’il “pensait avec douleur à la souffrance que vivent et qu’ont supporté un grand nombre de Chiliens”. Pour les politiciens de droite, ces mots s’ajoutent à l’effort de l’Eglise pour reconstruire la paix au Chili; estimant qu'il s'agissait d’un acte de courage et d’une extraordinaire dignité. P. Longueira, président de l'Unión Demócrata Independiente, n'hésitait pas à affirmer que “les Chiliens doivent laisser derrière eux les divisions du passé et regarder vers le futur en se concentrant sur les problèmes sociétaux touchant vraiment l’individu”… !

Ce monde tourne à l’envers.

Cela ressemble à un scénario de pure science fiction.

Mais jamais, la science fiction n’a été si douloureuse, si permanente, jamais elle n’a été si tristement réelle.

Il est nécessaire de reprendre quelques faits avant d’expliquer le pourquoi, le comment, l’origine de ce sentiment, de ces sensations de frustation, d’indignation, de colère et de rage… . La science fiction n’est pas uniquement créée par le personnage de Pinochet et par ses propos. Le général a 85 ans, et, bien que l'hypothèse qu'il purge une peine soit relativement faible, il se trouve de plus en plus incriminé. Ceci constitue la réalité juridique qui s’intègre dans la réalité “tout court”; la vraie ! Par contre, cette trame absurde, surréaliste est orchestrée par l’actuel "choeur" politique chilien et par son principal ensemble d’instruments; les médias. Et cela est effrayant….; un “plus jamais” apparaît comme très lointain, entâché d’utopie… .

Ce qui se dit, s’accrédite, se publie sans contrebalancement d’arguments provoque stupeur et désarroi.

Il faut savoir qu’avant que soit levée l’immunité de Pinochet, certains hauts généraux étaient déjà poursuivis pour des faits commis pendant le régime dictatorial. Il est donc important d’analyser la réaction globale concernant un ensemble de personnes et de ne pas se limiter à la façon dont est commenté le sort du “Personnage” pour prendre conscience de la gravité de la situation, de la manipulation, de "l’A-conscience”.

L’accéleration de cette dynamique de procédure de mise en cause est due à l’incrimination internationale de Pinochet, à la nomination du juge d’instruction S. Muñoz il y a un an et demi pour travailler sur la résolution de l'assassinat du syndicaliste Tucapel Jímenez, à l'écartement de l'ex auditeur géneral des forces armées (Torres Silva) et aux confessions du major C. Herrera, gravement malade. Il a reconnu avoir assassiné Tucapel Jímenez et J. Alegría.

Il semble important de parler des circonstances de ces assassinats.

Tucapel Jimenez était président de l'association nationale des fonctionnaires. Il a été assassiné alors qu'il se rendait à une réunion le 25 février 1982. Son corps a été retrouvé dans son propre véhicule. Il a d'abord reçu trois coups de couteau dans le coup et a ensuite été tué de cinq balles dans le crâne. Juan Alegría était un menuisier “marginal”. Son assassinat le 11 juillet 1983 a été déguisé en suicide afin de faire croire qu'il avait tué Tucapel Jimenez et que, pour se motif, il décidait de mettre fin à sa vie. Ses bourreaux l'ont fait boire, l'ont forcé à écrire une lettre d'adieu compromettante puis l'ont tué en lui coupant les deux poignets à l'aide de lames de rasoir C. Herrera a été condamné à la prison à perpétuité ce qui a provoqué des réactions d'indignation prétendant que cet "exemple" ne sera pas suivi par d'autres ex agents si il n'y a pas un traitement parallèle en matière de sanctions avec les décisions prises pour certains individus de groupes d’extrême gauche qui ont vu leur peine fortement diminuée et parfois totalement remplacée par en exil en Europe !”.

Le général H. Ramírez, inculpé comme complice des assassinats, après avoir été reçu par le Président de la République pour présenter sa démission et se mettre à la libre disposition de la justice, est entré en détention préventive il y a quelques semaines. Même en expliquant son geste comme contribuant à une avancée en matière de politique des droits de l'homme, il n'en reste pas moins que l'attitude du Président a beaucoup surpris. En effet, ce qui s'exprime et se chante pour l'instant est la noble attitude de Ramírez reflétant la philosophie actuelle de l'armée qui consiste à éviter "l'entachement" par un comportement personnel; la distance s'imposant donc ! Il semble toutefois que l'attitude de Ramírez trouve davantage son fondement dans un devoir de coopération avec la justice que dans un noble comportement et que la philosophie de l'armée, par les propos de quelques uns de ses hauts dirigeants, se colore également de paradoxes. Le commandant en chef de la marine, l’Amiral P. Arancibia se plaint en se référant aux cas de Ramírez et de Gordon (supérieur d'Herrera et responsable du CNI; Centro Nacional de Inteligencia à l'époque des faits) évoquant qu'une "chasse aux sorcières se déroule contre les militaires” !.

Le général Gordon est décédé le 15 juin 2000 et, là aussi, tout un mystère ! Quelques jours après sa mort, est apparue une lettre dans laquelle il reconnassait avoir lui même donné les ordres de tous les actes commis par ses subalternes et affirmait en avoir pris l'initiative ! Des journalistes se sont penchés sur la rédaction de cette lettre et l'expliquent par l'éventualité d’un soutien à Pinochet, qui, en février, se trouvait toujours en Angleterre. La lettre est apparue en trois exemplaires non copiés mais signés de manière exactement similaire. Une d'elles est arrivée directement au Président de la Cour Suprême, un mois auparavant, dans le laps de temps limite permettant à celui-ci de l’inclure dans le dossier Jímenez pour les résolutions judiciaires; bien sûr avec toute la liberté d'analyser et de juger la force probante du document. Cela n'empêchait pas de lire, dans les grandes lignes de la presse du mois de novembre: “Gordon reconnaîtrait” !

Un autre évènement de “taille” a consisté en la publication, à la mi-novembre de la documentation des 17 000 documents de la CIA concernant son intervention en territoire chilien entre 1967 et 1992. Pour le Ministre de l'Intérieur (J.M. Insulza), même si "le but de l'opération était d'informer la population nord américaine (!), la reconnaissance que cette ingérence ait agravé la polarisation politique et ait affecté la longue tradition d'élections libres qui caractérisait le Chili, va contribuer de manière précieuse à l'éclairement de la vérité historique. Du côté des représentants des partis politiques de droite, la stupéfaction est “scandée” accusant quasimment le gouvernement actuel. "Nous nous croyions libres, nous en l'étions pas. Cela doit cesser ! La réaction du Ministre de l'Intérieur est intolérable; jusqu'où allons-nous nous laisser manipuler "?? !! Il s’agit d’une étrange réaction de la part de personnes ayant suivi pour la plupart une formation supérieure de ne pas faire de liens entre le passage d'un régime socialiste à un libéralisme sauvage et son implication sur le concept d'indépendance, étrange également la connaissance historique possédée par ces personnes jusqu'à ce jour de publication, étrange tout simplement l'apparamment faible capacité de mémorisation!

Parallèlement à l'actualité judiciaire chilienne, en Argentine, s'est terminé, également à la fin du mois de novembre, le procès d'Arancibia Clavel, ex agent de la DINA (Dirección de la Inteligencia Nacional) impliqué dans le meurtre de l'ex général C. Prats et de son épouse S. Cuthbert le 30 septembre 1974. C. Prats avait dû renoncer, sous la pression de l'Armée, en juillet 1973 à sa fonction de Commandant en Chef. Il avait alors, en toute bonne foi et sur la base d'une sincère amitié, recommandé le Général Pinochet au Président Allende. Pinochet, en moins de deux mois, tourna le dos et mit le feu aux poudres pour faire éclater le coup d'état le 11 septembre... . C. Prats était en Argentine depuis lors mais ne restait pas très éloigné du monde politique. L'attentat s'est déroulé la veille d'une Assemblée Générale des Nations Unies à laquelle il était convié et pendant laquelle allait être examiné le comportement du Chili en matière de violation des droits de l'homme. Identiquement le même scénario se répète en ce qui concerne le décès d'O. Letelier. Arancibia Clavel, condamné à la réclusion à perpétuité, est considéré comme l'engrenage indispensable ayant permis l'attentat. Il lui reste la possibilité de se pourvoir en cassation pénale et d'intenter un ultime recours devant la Cour Suprême. Il a toujours clamé son innocence en affirmant qu'il était arrivé à Buenos Aires à la fin de l'année 1975; ce que confirme M. Townley (soupçonné d'avoir placé les explosifs) prétendant que c'est seulement à ce moment qu'ils se sont rencontrés. Il n'est pas anodin de signaler que Townley se trouve actuellement aux Etats Unis où il bénéficie du statut de témoin protégé pour avoir déclaré dans l'affaire Letelier ! Seul un mensonge dans une déposition sous serment pourrait le mettre à disposition de la justice argentine. Cependant, un haut responsable du “Banco del Estado” affirme, lui, que Arancibia est arrivé à Buenos Aires à la moitié de l'année 1974 et qu'il a d'ailleurs occupé une fonction dans cet établissement !

Enfin, apparaît le motif essentiel de cette rage, la perpétuelle manipulation.

Concernant l'attentat de C. Prats, une demande d'extradition de l'Argentine au Chili a été posée contre Pinochet et six autres responsables de l'armée. Le magistrat analysant cette demande était, jusqu'il y a très peu de temps un des juges de la cour Suprême; Correa Bulo. Cependant, depuis le 21 novembre 2000, ce juge, est déssaisi de la cause, est privé d'exercer sa fonction de juge d'instruction pendant six mois et est assigné à travailler à la bibliothèque de la Cour!!!! Correa Bulo faisait partie des 18 juges s'étant prononcé en faveur de la levée de l'immunité de Pinochet. En ce qui concerne la demande d'extradition, il avait commencé par la première phase; c'est-à-dire, “distribuer” à tout le monde une interdiction de quitter le territoire chilien !! Pratiquement, cela ne générait pas beaucoup de conséquences; il apparaît très clair que Pinochet n'envisageait pas de se rendre à l'étranger. Juridiquement, la différence était de taille. Faire écho à la demande consistait en une incrimination supplémentaire. La possibilité existait de pouvoir envoyer ce petit groupe en territoire argentin.... ! Un des officiers contre lesquels est posée cette demande, J. Zara, s'est exprimé sur toute une page de journal pour expliquer “sa fidélité à son général, pour faire comprendre qu’au sein de l'armée, il n'y a pas de place pour le désir; chacun réalise ce qui lui est ordonné, pour affirmer que l'avenir et le devenir du Chili reposent sur les forces armées et qu'enfin il s'agit encore d'une machination de “ces foutus argentins” qui ont toujours été ennemis du peuple chilien et qui toujours le resteront !”

Ces quelques personnes déambuleraient-elles dans un château hanté?

La seule façon “d'éjecter Correa Bulo”, comme pour tout juge de la Cour Suprême, impliquait que la Commission de Contrôle Ethique du Pouvoir Judiciaire se penche sur son travail et sur son comportement. En quasiment “deux temps et trois mouvements”, Correa Bulo apparaît maintenant, grâce aux efforts d'une député du parti de la Renovación Nacional (P. Guzmán), aux propos de la juge destituée G. Olivares et à la collaboration du journal de droite La Tercera, comme un personnage entretenant de très proches relations avec des narco traficants et des homosexuels; la fréquentation de ces derniers représentant encore un péché de taille!!! Il ne faut pas oublier que le leader du parti de droite le plus apprécié pour l'instant et actuel maire de Santiago est J. Lavín, membre de l'Opus Deí; non à l'avortement, non à la pilule du lendemain, non à la contraception, non à l'amour hors norme (la différence entre enfants “légitimes et illégitimes” a seulement été supprimée légalement il y a quelques mois!), non au divorce, non à la présence de transexuels dans les rues de Santiago...

Sous cette avalanche d'accusations, la Cour Suprême (cette fois si composée seulement de 12 juges; ce qui entraîne un changement dans l'idéologie de son fonctionnement) a considéré que, pour des raisons de santé, il était préférable que Correa Bulo, ayant souffert dernièrement de problèmes cardiaques, travaille à la bibliothèque ! Il n'est pas inintéressant de mentionner qu'il faisait partie de la petite vingtaine de candidats pour succéder à Hernán Alvarez à la Présidence de cette Cour.

Mais le rouleau compresseur ne s'arrête pas là.

Dans le champ de mire se trouve également la Présidente du Conseil de Défense de l'Etat; C. Szczaranski. A nouveau, se profilent des députés issus de partis politiques de droite (et notamment le parlementaire de l’UDI C. Bombal) et le journal La Tercera pour dénoncer une prétendue protection de Correa Bulo, la pratique d'arbitrages (ce qui n'est nullement interdit par la loi organique de l'institution) et d'éventuelles fraudes à la loi fiscale. Une personne occupant une fonction hautement placée dans la hïérarchie de l'état ne se trouve pas au dessus de tout soupçon, c'est une évidence. Par contre , la manipulation est criante lorsqu' un journal reprend des affirmations de parlementaires sans mettre l'intéressé en présence de ces personnes afin de s'expliquer et donc de fournir une information qualitative. La manipulation se poursuit lorsque ces parlementaires peuvent parler librement à la radio et à la télévision et que l'autre voix reste absente, non pas par mutisme mais bien par surdité volontaire.

Toutes ces constatations, ces attaques ne peuvent que donner corps à l'ombre de cette main noire manipulatrice des hauts intérêts politiques et économiques.

Mais rappelons-nous qu’entre temps, les mêmes parlementaires répètent qu'il y a urgence à ce que les chiliens laissent le passé derrière eux ! Place à la justice douce et au pardon !! Le “ça” du plus jamais “ça” reste présent, trop présent, sans pudeur, sans gêne et sans aucun remord. Le député C. Bombal “fervant défenseur de l'Ethique Judiciaire” qui travaillait pour le Secrétariat Académique de l’Université Catholique de Santiago en 1975 a reconnu avoir transmis aux agents de la DINA (sans pour autant s’en excuser !) les données du professeur J. Avalos Davidson porté disparu jusqu’en 1990; date à laquelle son corps fut retrouvé dans un terrain appartenant à l’Armée.

Mais, constatons qu’entre temps, 400 militaires, visiblement eux aussi soucieux d'appliquer la “nouvelle philosophie” de l'Armée Chilienne, viennent de se rendre au Jubilée à Rome. Après tout, si nous suivons la spirale de ce mouvement infernal, il suffit de regarder vers le futur, d'écouter très fort le message de Pardon de l'Eglise, d'être sensible à tout propos similaire et presque totalement indulgent vis à vis de la confession. De cette façon presque transcendante, se révèlerait la recette sociologique par excellence pour réunir le peuple chilien: un vrai petit miracle !

Mais une manifestation extraordinaire d'un autre type se propage depuis le premier décembre. En effet, le juge Guzmán, “déambulant dans cet univers surréel” a puisé au maximum dans la liberté d'action que lui confère son statut de juge d'instruction. Il a inculpé l'ancien sénateur et l'a assigné à résidence en tant que responsable du commandement de l'escadron militaire lors de l'opéation “Caravana de la Muerte” qui s'est déroulée en octobre 1973 dans cinq localités chiliennes; une dans le sud (Cauquenes) et quatre dans le nord (La Serena, Copiapo, Antofagasta et Calama). La Caravane était constituée d'une douzaine d'officiers et a commis au moins 75 enlèvements et assassinats sous la direction du général S. Arellano. Cette unité poursuivait une double mission; semer la terreur parmi les dissidents et mettre au pas toutes les forces armées. Six de ses membres (dont S. Arellano) font actuellement l'objet de poursuites judiciaires mais sont soit en liberté provisoire, soit aux arrêts domicilaires. La responsabilité de Pinochet en tant que commanditaire de la cette opération constitue l'accusation pour laquelle l'immunité de sénateur à vie lui a été retirée, en donnant une nouvelle interprétation à la loi d'amnistie promulguée en 1978. En effet, selon les juges de la Cour Suprême, le pardon ne peut être accordé qu'une fois les faits connus et les auteurs identifiés.

Les réactions face à cette avancée ne se sont évidemment pas fait attendre; les défenseurs des droits de l'homme parlant de la réalisation, par l'état chilien de la promesse qu'il avait émise à la communauté internationale lors de la libération de Pinochet à Londres et de l'entrée de ce dernier dans l'histoire comme un criminel... la droite chilienne hurlant toujours à l'injustice et à la politisation du débat !

Un recours a donc directement été introduit par la défense de l'ex-sénateur devant la Cour d'Appel de Santiago invoquant une violation des droits de la défense reposant sur deux points. D'une part, Guzmán se serait contredit et n'aurait pas respecté la constitution en ce qui concerne la réalisation des examens médicaux à toute personne âgée de plus de septante ans (Seules la folie et la démence empêchent le jugement d'un sujet de droit actif). D'autre part, Pinochet n'aurait nullement été entendu ou interrogé avant d'être inculpé !

Le plus inquiétant reste la réaction en “bloc” de l'armée chilienne. Le chef de l'armée de terre ; le général R. Izurieta, l'amiral J. Arancibia, le chef de la force aérienne; le général P. Río et le dirigeant des forces de police; M. Ugarte ont exigé une réunion avec le Président Lagos afin de le convaincre de convoquer le Conseil de Sécurité National (Cosena). Cette proposition a été acceptée avec la simple nuance de le convoquer lorsque le traitement du recours introduit aura été analysé jusqu'en dernière instance; c'est-à -dire, après la décision de la Cour Suprême. Il apparaît difficle de réduire à néant l'influence de cette prise de position sur la décision judiciaire… . D'après R. Izurieta, la convocation du Conseil a pour objet “d'envoyer un signe fort interne par des recommandations au gouvernement, vu que les officiels se sentent affaiblis par rapport aux pouvoirs judiciaire et exécutif”; les militaires réclament de toute urgence une loi “de punto final” car, même si la loi d'amnistie est appliquée, le fait de connaître les faits et les auteurs pourrait causer un grand dommage aux forces armées!

Se manifeste comme inquiétant également le sort juridico-politiquement mouvementé de Juán Guzmán durant les premiers jours du mois de décembre. Le 3 décembre, il devait s'expliquer, suite aux “dénonciations répétées” des parlementaires de l'opposition, devant la Cour Suprême sur la lettre de soutien qu'il avait envoyé quelques jours auparavant à...Clara Szczaranski ! Le Conseil de Défense de l'Etat a notamment pour mission de guider le gouvernement dans la défense des intérêts de l'Etat. Il est par ailleurs auteur d'une des 210 plaintes déposées...! J. Guzmán, ancien étudiant en philosophie du droit de la Sorbonne en 1968, se justifie avec un brin d'ironie: “avec Clara Szczaranski, je me suis comporté comme un gentleman et avec Augusto Pinochet, je me comporte comme un gentleman et comme un juge !!!” Cela n'empêchait nullement la Cour Suprême de l'admonester deux jours plus tard... . Cette prise de position n'est toutefois pas à sous estimer; si, entre 2001 et 2002, il reçoit une sanction similaire, il devra tout simplement se retirer du pouvoir judiciaire !

Le 11 décembre, la Cour d'Appel a décidé à l'unanimité l'annulation des décisions prises par le juge Guzmán en se basant sur le fait que Pinochet n'avait pas été entendu antérieurement à l'accusation. Le juge réfutait cette thèse en s'appuyant sur le code de procédure pénale qui autorise la procédure de mise en inculpation lorsqu'il existe des antécédents probables sur la responsabilité de l'accusé dans les faits qui lui sont imputés. Cette démarche apparaît la plus logique. En effet, si est soutenue la thèse contraire, de devoir interroger toute personne avant de dresser un acte d'inculpation (qui entraîne comme première phase de procès un interrogatoire), alors cela signifie que les personnes majeures de 70 ans ne pourront pas toujours être incriminées. !!!! Une personne jugée inapte par les examens médicaux à se défendre correctement et à “subir” un procès et un jugement, ne pourra jamais être inculpée car le résultat de ces examens interdira l'interrogatoire. Et comme l'interrogatoire constitue la condition principale à l'acte d'inculpation, celui-ci devient impossible ! Peu importe que les faits aient été commis vingt ans auparavant et que leur auteur, à ce moment-là, ait été en “bonne condition physique et psychique” !

Le message est transparent, selon ce raisonnemet appuyé par les politiciens de droite, l'incrimination judiciaire doit être bannie...seule reste de vigueur...l'incrimination politique !

Les avocats représentants des victimes de “la Caravana de la Muerte” ont donc introduit un ultime recours devant la Cour Suprême, dernière gardienne de l'idéologie de justice, afin de fermer correctement certaines portes et d’en “défoncer symboliquement” d’autres…

Le 20 décembre, cette dernière s'exprime en confirmant la décision de la Cour d'Appel. Toutefois, elle y apporte une nuance importante; véritable élément stimulateur. L'expertise médicale devra être réalisée dans un délai de 20 jours.

La date des examens est alors fixée au 7 janvier.

Cependant, Pinochet, comme dernier "pied-de-nez" en guise de numéro de sortie, ne se présente pas. J. Gúzman change le rendez-vous et les examens se déroulent finalement le 10 janvier, en présence d'experts des deux parties, dans l'enceinte de l'Hôtpital Militaire. Quelques jours plus tard, le rapport est transmis au juge. L'entache la profilation de l'ombre manipulatrice suite aux propos de l'expert canadien, L. Fornazzari, dénonçant une modification ultérieure de son contenu lors de la rédaction par le service médico-légal transformant l'expression "une démence subcorticale légère" en une "démence subcorticale légère à modérée"… . Mais l'opération possède ironiquement comme décor le désert où les ombres se font fantômes et Gúzman ordonne que l'interrogatoire de Pinochet, considéré comme apte à se défendre et à être jugé, ait lieu le 23 janvier.

Le 29 janvier, jour historique à inscrire dorénavant dans les manuels (chiliens et autres), Pinochet est "à nouveau" inculpé et assigné à résidence en tant que responsable et commanditaire des 75 atrocités commises lors de la Caravane de la Mort.

La défense de Pinochet a choisi d'appeler cette décision en deux temps; d'une part contre l'acte d'inculpation et d'autre part, contre le refus de fermer le dossier pour raisons médicales. Ceci permet aux avocats de ne pas avoir à plaider devant une Chambre de la Cour Suprême de "composition spéciale" (lors des mois d'été), jugée défavorable à Pinochet.

Jusqu'il y a peu, trois scénarios étaient possibles :

La Chambre de la Cour d'Appel (également de composition particulière) pouvait soit premièrement annuler l'inculpation et décider de mettre fin à la cause, soit mettre fin à la cause sans pour autant effacer la marque laissée par l'acte d'inculpation, soit enfin confirmer dans son ensemble la décision du juge Gúzman. Dans cette dernière hypothèse, l'idée des avocats de Pinochet était d'attendre le changement de composition de la Chambre de la Cour afin, à nouveau, d'introduire un recours contre l'inculpation; Pinochet resterait pendant ce temps en détention préventive à son domicile.

Le 7 mars, la Cour d'Appel s'est engagée dans cette troisième voie en veillant cependant à la baliser de façon saisissante: la décision d'inculpation est confirmée mais Pinochet apparaît maintenant comme complice ou receleur d'informations (le terme juridique "encubridor" laisse planer un voile d'ambiguïté) et non plus comme commanditaire responsable…!

Tout cela ressemble au schéma du compromis.

Compromis aussi lorsque le Cardinal Errázuriz fait mention à son retour de Rome que seuls les cas graves de violation des droits de l'homme, pour le bien-être de la reconciliation nationale, doivent être dénoncés ; en sachant que l'unique clé de solution prend la forme du pardon.

Mais compromis encore lorsque le pouvoir exécutif reconnaît la bonne volonté de "coopération" des forces armées lors de la Table de Dialogue autour de laquelle se trouvaient également réunis l'Eglise et les Associations de Familiers de Détenus Disparus et d'Ex Prisonniers Politiques.

Dans quelle mesure le terme "coopération" peut-il avoir sa place lorsqu'il s'agit d'écrire, à côté d'un nom, "jeté dans la mer" sans avoir écrit par qui, comment, quand, où en sachant que parfois, documents à l'appui, la personne a transité par un, voire plusieurs centres de torture; ceci permettant, à juste titre, de douter de la destinée finale de son cadavre telle que communiquée par les forces armées, même si, parfois encore, les informations permettent de mettre à jour phalanges et vertèbres…?

Dans quelle mesure enfin la "compréhension" peut-elle prendre place en sachant qu'aucun espace n'est et ne sera réservé pour conter l'histoire d'une manière véritablement indélébile de la réponse au Pourquoi…?

Gaëlle Jullien


©L'Idéaliste