Frédéric Ramel, mars 2000

La musique contemporaine : le sacré du ressentiment

  Indifférence ou incompréhension ; bien souvent tels sont les deux comportements qu’adoptent les auditeurs à l’écoute de la musique contemporaine…

Parfois, certains qualifient les créations qu’ils viennent d’entendre d’ «intéressantes» mais que signifie un tel adjectif en art ? La musique contemporaine ne s’adresserait plus à nos sens mais uniquement à notre intellect ? Cette musique contemporaine, parfois confinée dans des spéculations et des préoccupations de langage, ne provoquerait plus ce sentiment de plaisir que cherche le mélomane ? Plus de frissons, plus d’émotions ? Il est vrai qu’un certain nombre de production n’ont pas su trouver d’écho en raison de leur caractère hermétique mais de grâce, évitons de jeter le bébé avec l’eau du bain. Des œuvres au plein sens du terme existent au XXème siècle. Innovant en matière de forme musicale, elles produisent aussi et surtout de l’émotion car elles touchent le cœur, elles touchent la sensibilité, elles touchent l’être reconnaissant dans l’art musical l’expression de la vie. Elles «parlent» à l’auditeur dans le sens où elles s’inscrivent dans un lignage, dans une culture qui permet à cet auditeur de percevoir une signification humaine.

Prenons des exemples… La musique atonale dodécaphonique, qui a dans une certaine mesure donné un certain «la» du XXe siècle, n’est pas une révolution niant ses racines. Ainsi, le Concerto pour violon «à la mémoire d’un ange» d’Anton Berg représente la douleur extrême d’une âme vouée à la mort (celle d’Anna Malher dont le compositeur était amoureux). Il est aussi l’écrin pour l’une des plus belles pages de la musique tonale : un choral de Bach énoncé par les clarinettes dans le dernier mouvement. Plus qu’un clin d’œil ou une simple citation, ce choral est un joyau qui se sédimente d’autant plus à l’écoute qu’il surgit dans une thématique violente reflétant la souffrance avec une grande acuité. La tension dans laquelle est placé l’auditeur fait place alors à la compassion et à la délivrance sereine. C’est de l’émotion musicale pure ! Autre exemple de lien étroit avec une tradition mais ne relevant pas cette fois de l’enseignement dodécaphonique : le Sacre du printemps de Stravinsky. A l’époque, il symbolise le big bang musical. Au Théâtre des Champs Élysées, après la première représentation, certains vitupèrent : «si cela est de la musique, faites que je n’en entende plus jamais». Or, cette œuvre est pétrie dans le levain de la plus pure tradition folklorique russe. Les seules innovations résident dans la superposition des couches mélodiques et la présence fondamentale de l’élément rythmique ponctuant l’évolution musicale. L’écoute peut rendre mal à l’aise et pourtant, elle rejoint une dimension anthropologique fondée sur le mouvement de la vie : imprévisible et riche, inattendu et pourtant étrangement familier. C’est à nouveau de l’émotion musicale pure ! Ces deux œuvres, celles de Berg et de Stravinsky, semblent beaucoup plus révélatrices de la modernité que les opéras de Puccini ou bien les symphonies de Malher qui selon Alessandro Baricco incarneraient véritablement cette modernité par leur dimension spectaculaire (Alessandro Baricco, L’âme de Hegel et les vaches du Wisconsin, Paris, A. Michel, 1998). Elles modèlent un rapport inédit à quelque chose d’ineffable et proche. L’idéal de musique contemporaine me semble être à ce niveau. Une musique qui provoque de l’émotion, qui frappe, qui peut choquer et qui, malgré cette violence, renvoie à du sacré. Ce sacré n’a pas forcément une dimension religieuse. Ce sacré constituerait en musique, cette chose que l’humain ne peut pas retraduire verbalement et qui le rend, pourtant, présent à soi.

     La «bêtise en musique» correspond à l’oubli de ce sacré. Elle consiste à écrire sans référence. Un idéal de musique contemporaine consisterait à réintroduire les passerelles entre les âges en utilisant la technique et les envies créatives présentes. Il consisterait à mêler également les arts comme le fait si bien Etienne Rolin - encore trop méconnu - en associant la poésie d’Antonin Artaud ou de Victor Hugo à une texture instrumentale qui vient appuyer ou enrichir le souffle des mots. L’idéal de musique contemporaine, refusant de se cantonner à un public averti et étriqué, est à ce prix : reconnaître un héritage (littéraire, poétique, musical) et lui donner une nouvelle expression dans un environnement sonore inédit qui le met en valeur. Cette imagination libre, lucide par rapport à ses référents nécessite aussi de nouveaux espaces d’écoute. Le concert, en cette fin de millénaire, n’est peut être pas la forme la plus adaptée : la mise en scène, le spectacle musical, l’association des arts mais également les spectacles vivants en rue offrent d’autres possibilités qui permettront «d’imbriquer» l’auditeur dans l’œuvre même. Je fais un rêve : celui d’une société qui ne considère plus la musique comme une production de succédanés ou de biens marchands, comme une spéculation sur la forme mélodique ou harmonique réservée à une élite. Je rêve d’une société qui reconnaisse dans sa création musicale des émotions qui renvoient l’auditeur à sa vie même, à la vie tout court, à ce sacré qui nous traverse tous implicitement…

Frédéric Ramel

©L'Idéaliste