David Cumin, mars 2000

En analysant les Fables de La Fontaine, une société des Etats se dessine.

Relecture détaillée pour vous par David Cumin, historien des idées politiques

     Jean de La Fontaine (1621 - 1695) écrit dans la seconde moitié du XVIIème siècle. A cette époque a émergé le système pluraliste et séculier de la société des Etats, officiellement substitué depuis le traité de Westphalie à l'ordre hiérarchique et providentielde la res publica christiana fondé sur l'Empire et l'Eglise. L'Etat territorial et souverain devient l'unique sujet du droit international. Les "Maisos" (des dynasties princières) demeurent les principaux acteurs de la politique internationale. Les unités politiques - les Etats - sont alors représentées comme des personnes incarnées dans leurs souverains - les rois. Ayant pour la plupart un régime commun, celui de la monarchie absolue, les Etats européens, par opposition aux puissances non européennes et non chrétiennes, notamment les Turcs, se reconnaissent réciproquement, même l'orsqu'ils s'affrontent. On peut donc parler d'une "société d'Etats". Celle-ci se trouve l'état de nature, comme on dit alors, même si le srelations internationales sont régies selon un droit spécifique. Les Etats qui composent cette "société" sont égaux en droits mais inégaux en faits. Ils n'ont au dessus d'eux aucun juge commun. Ils disposent du jus tractatum, droit de conclure des traités (révocables) - du droit de conquête et du jus belli ac pacis - droit de faire la guerre ou de rester neutres. Bref, ils ont le droit de se faire justice à eux-même après avoir jugé de la légitimité de leur cause. C'est pourquoi, rivaux ou complices, ils ne sauraient vivre en une paix définitive.

     De nombreuses fables de La Fontaine ne se limitent pas à un tableau de la Cour ou de la société royale de l'époque. Elles illustrent à merveille le status naturalis des Etats, lequel persiste de nos jours. Elles offrent à cet égard aux gouvernants des leçons de sagesse, des mises en garde ou des avertissements. Il y a aussi un arrière plan historique et juridique dans Les Fables. Les puissances (monarchiques) sont personnifiées par des animaux (ou des individus): les grandes puissances par le Lion, le Tigre, l'Ours, l'Eléphant, le Rhinocéros; les puissances belliqueuses par le Loup, le Renard, le Chat, le Lapin, la Grenouille, la Mouche; les Etats pacifiques, par le Chien, le Singe, l'Ane, l'Agneau, la Colombe. Inversement, les animaux sont comparés à des princes, de façon parfois explicite. Ainsi dans Les voleurs et l'Ane: "L'ane, c'est quelquefois une pauvre province. Les voleurs sont tel ou tel prince comme le Transylvain, le Turc et le Hongrois"; dans le jardinier et son Seigneur: "Petits princes, videz vos débats entre vous: de recourir au Roi vous serez de grands fous. Il ne les faut jamais engager dans vos guerres, ni les faire entrer sur vos terres"; dans Les animaux malades de la peste: "on n'osa trop appronfondir du Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances, les moins pardonnables offenses"; dans Le Chat, la Belette et le petit Lapin: "Ceci ressemble fort aux débats qu'ont parfois les petits souverains se rapportant aux Rois"; dans La Bassa et le marchand: "Mieux vaut en bonne foi s'abandonner à quelques puissants rois, que s'appuyer de plusieurs petits princes"; dans l'Eléphant et le Singe de Jupiter: "et des droits de l'Empire [l'Eléphant et le Rhinocéros] voulurent terminer la querelle en champ clos".

     Jean de La Fontaine, dont les Fables sont contemporaines des guerres de Louis XIV et des Traités consécutifs de Nimègue, des Pyrénées, et de Ryswick, nous parle de ce qu'il constate par l'expérience. il souligne de l'inéluctabilité du conflit: "La discorde a toujours regné dans l'Univers... Nul animal, nul être, aucune créature, qui n'ait son opposé: c'est la loi de la Nature", lit-on dans La querelle des Chiens et des Chats et celle des Chats et des Souris. il observe le primat de la force sur le droit: "le droit du plus fort", dans La Génisse, la Chèvre et la Brebis en société avec le Lion; "la raison du plus fort est toujours la meilleure", dans le Loup et l'Agneau; "Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cor vous rendront blanc ou noir", dans les Animaux malades de la peste; "La puissance fait tout", dans Les Poissons et le berger qui joue de la flûte; "le Loup n'a tort que quand il n'est pas le plus fort", dans Le Loup et le Berger. Il discute le problème de la guerre et de la paix: "Il faut aux méchants guerre continuelle. La paix est fort bonne en soi; mais de quoi sert-elle avec des ennemis sans foi ?", dans Les Loups et les Brebis; "tout vainqueur insolent à sa perte travaille. défions-nous du sort, et prenons garde à nous après le gain d'une bataille", dans Les deux Coqs. Il narre la relation amis / ennemis: "tenez toujours divisés les méchants; la sûreté du reste de la terre dépend de là, semez entre eux la guerre ou vous n'aurez avec eux nulle paix", dans Les Vautours et les Pigeons; "aucun traité [dit le Rat] pau-il forcer un chat à la reconnaissance ? S'assure t-on sur l'alliance qu'a faite la nécessité ?", dans Le Chat et le Rat. Il discute la question de la sécurité et des alliances: "en ce monde il sa faut l'un l'autre secours", dans Le Cheval et l'Ane; "il sa faut entr'aider, c'est la loi de nature", dans L'Ane et le Chien; "rien n'est ni dangereux qu'un ignorant ami", dans l'Ours et l'amateur des jardins; "C'est chère denrée qu'un protecteur... tout compté mieux en bonne foi s'abandonner à quelque puissant roi que s'appuyer plusieurs petits princes", dans Le Bassa et le Marchand; Tant qu'il est temps, afaiblissez le puissant, lit-on dans Le Lion. Il s'intéresse à la mobilisation des forces: "le monarque puissant et sage de ses propres sujets sait tirer quelque usage", dans Le Lion s'en allant en guerre. Il remarque la vulnérabilité des Grands: "entre nos ennemis les plus à craindre, c'est souvent les plus petits. L'autre, qu'aux grands périls tel a pu se soustraire, qui périt pour la moindre affaire", dans le Lion et le Moucheron. Il raconte l'égalité de droits et linégalité de fait entre les Etats: "De tous temps, les petits ont pâti des sottises des grands", dans Les deux Taureaux et une Grenouille; "nous ne nous associons qu'avec que nos égaux", dans Le pot de terre et le pot de fer; "un Rat n'est pas un éEléphant", dans Le Rat et l'Eléphant; Les petits et les grands ne sont égaux qu'aux yeux des Dieux, lit-on dans L'Eléphant et le Singe de Jupiter. Il dénonce le pertius gaudens derrière l'arbitrage: "arrive un troisième larron qui saisit maitre Aliboron", dans Les voleurs et l'Ane; "des abeilles s'opposant, devant certain guèpe, on traduisit la cause", dans les Frelons et les Mouches à miel; "petits princes, videz vos débats entre vous: de recourir au Roi vous seriez de grands fous, ni les faire entrer sur nos terres", dans Le jardinier et son Seigneur; "Grippeminaud le bon apôtre veut tant des deux côtés la griffe en même temps, mit le splaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre", dans Le Chat, la Belette et le petit Lapin.

     Pour terminer cette brève mise en rapport de la littérature avec le droit ou la politique internationale, citons encore Le Loup et l'Agneau, voire Les animaux malades de la peste où très caustiquement La Fontaine dépeint l'assimilation – toujours actuelle – du désarmé à l'agresseur et du puissant au justifié.
David Cumin

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