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Philippe Lavodrama, décembre 2000
l'Art exotique et l'Impérialisme culturel du Louvre :
la mondialisation esthétique en marche ?
Le
transfert, par la volonté du prince, des arts qualifiés génériquement
et euphémiquement de premiers dans le Saint des Saints de l'institution
muséographique, Le Louvre, a donné lieu, comme c'était prévisible, à une
mini-polémique au sein du microcosme intellectuel, opposant au sein des
" artistes " comme des " ethnologues ", les plus engagés dans l'affaire,
" conservateurs " et " éclairés ".
On sait que par cet acte, symbolique s'il en est, venant du plus haut sommet de l'Etat, où l'on se pique d'art exotique, et ayant valeur de rite d'institution, on condescend à reconnaître la valeur intrinsèque et intemporelle de ces œuvres. Des œuvres jusqu'alors méconnues et occultées, stigmatisées et ostracisées, reléguées, tout au moins en France -où l'on a l'ego surdimensionné et l'on aime à cultiver l'art de l'auto-célébration, le mythe de haut lieu des arts et des lettres, des sciences et techniques-, dans une marginalité particularisante et dévalorisante, matérialisée par des institutions séparées et minorées. Des productions, dont les plus grands artistes occidentaux estampillés (Picasso, Matisse, Giacometti, Braque, Esptein, Modigliani, Moore, Breton, etc.) en avaient pourtant et depuis fort longtemps reconnu les qualités plastiques, la magie ineffable, sans oublier l'imagination créatrice de leurs auteurs, pour y avoir trouvé une source à la fois d'émerveillement, d'inspiration et de renouvellement. Les alibis n'ont jamais manqué, le plus cauteleux et le plus inénarrable étant le prétendu souci de préserver leur authenticité. Il leur est par conséquent et tardivement décerné, tout au moins à certaines d'entre elles, les pièces considérées comme autant de " chefs d'œuvre " et sélectionnées suivant un mystérieux canon esthétique, dont quelques initiés possèderaient les arcanes, un brevet d'excellence et d'universalisme les qualifiant pour entrer et figurer au Panthéon de l'Art qu'est le prestigieux Louvre. L'initiative, la redécouverte, à la faveur d'une illumination élyséenne, d'œuvres, qui furent à l'origine de la révolution esthétique de l'art, qualifié non sans ironie et par antiphrase de moderne, comme l'énième querelle franco-française qu'elle a occasionnée appellent cependant quelques commentaires, non autorisés, comme il va sans dire. Les arguments ou, plus exactement, les rationalisations d'ordre esthétique, muséologique et épistémologique que les protagonistes se sont échangés en l'espèce, n'ont jamais cru devoir se référer à l'opinion des principaux intéressés ni non plus la solliciter, frappée d'exclusive. Dans leur antagonisme, partisans et opposants du projet partagent néanmoins les mêmes postulats, et s'accordent pour néantiser le regard la sensibilité des héritiers naturels et légitimes des auteurs déjà anonymes et silencieux de ces œuvres, leurs congénères, reconduisant par le fait même les préjugés autistiques et ethnocentriques et préventions conformistes et xénophobes qui ont naguère présidé à leur exclusion et confinement. Ils glosent et esthétisent doctement, opinent et tranchent péremptoirement sur le chapitre en premier comme en dernier ressort, au grand dam de ces derniers et par auto-procuration, en leurs lieu et place, et au nom d'une esthétique prétendument universelle, qui se réduit en fait aux goûts occidentaux, y compris dans leurs palinodies. Loin s'en faut que la démarche ne soit dialogiste ni interlocutrice. Nouvel avatar de l'échange culturel inégal et du discours sur l'altérité, le procédé renoue avec la tradition solipsiste du regard occidental, dans sa pluralité et dans ses biais, qui, de sa tour d'ivoire, scrute l'Autre, définit la norme et fait référence. Par delà les motifs apparents de la décision de transfert, sincères ou affectés (la pure passion artistique, la dénégation du calcul et la réparation d'un déni de justice), il y a lieu de rechercher et de mettre à jour les significations cachées ou implicites de l'opération. Parce que, pour être généreuse, l'initiative n'en est pas moins entachée de paternalisme et de pharisaïsme. Tout se passe comme si l'on estimait, sur les bords de la Seine, que les Africains, Asiatiques, Océaniens, Centre et Sud-Américains devraient être éperdus de reconnaissance pour cet insigne honneur qui leur est fait de par l'attention que l'on daigne prêter à leurs créations ; ou comme si l'on suggérait qu'ils ne seraient pas aptes, paradoxalement, par inculture et par absence de sens artistique, à porter un jugement avisé sur elles et qu'ils n'auraient qu'à s'en remettre au magistère et à l'expertise de l'Occident en la matière. De la même façon, en sa manie de régenter toute la création, tout l'univers, en deçà comme au-delà du monde sublunaire, l'Occident exerce un impéralisme culturel et une tyrannie classificatoire sans rivage dans le champ du savoir et du goût, qui ne s'embarrassent d'aucun scrupule ni d'aucune rigueur. Par quoi il s'annexe illégitimement et s'approprie illicitement (ethnocide, butin de guerre, produit du pillage colonial, à restituer selon l'Unesco) les créations culturelles des Autres, dès l'instant où il les juge de valeur et dignes d'intérêt et de considération. A l'exemple de l'art égyptien, " art premier ", on ne peut plus, consciencieusement et méthodiquement désidentifié, proprement désafricanisé et dénégrifié, et naturalisé d'autorité, par aberration et par anachronisme, occidental. Moyennant quoi également, il impose et ses goûts et leurs variations capricieuses. L'Occident est, au demeurant, coutumier de cette posture jupitérienne, eurocentriste, qui consiste à habiller du manteau vertueux de l'universel ses valeurs particulières, qu'il offre de surcroît à " ses Autres " comme critères de jugement et standard de classement de leurs propres systèmes symboliques et biens culturels. Il s'agit là de forme la plus subtile de l'impéralisme culturel. Chacun sait également qu'il n'y a d'art qu'occidental ou reconnu par l'Occident, et qu'il n'y a d'artiste que consacré par et en Occident. Ousman Sow, le génial sculpteur sénégalais, en sait quelque chose qui a du attendre quelque peu pour voir son talent enfin reconnu à sa juste valeur. Il ne suffit pas à l'Occident de se poser en démiurge du savoir (comme foyer de la modernité) et en parangon de vertu (avec le droit d'ingérence humanitaire), il faut encore qu'il se donne comme le phénix des arts en s'arrogeant le monopole de l'énonciation de la doxa universelle en ce domaine, un droit d'ingérence esthétique, en quelque sorte. La mondialisation esthétique libérale est en marche, à ce qu'il semble. La requalification et le surclassement, par leur " enlouvrement ", au demeurant passablement laborieux, des productions naguère déréalisées et étiquetées de manière dépréciative exotiques ou artisanales, rituelles ou cultuelles, primitives pour tout dire, comme la musique noire hier, participent de ces grandes manœuvres, permettant de régénérer un secteur engoncé et végétant dans un classicisme monoculturel compassé et lassant. Pour autant, on ne saurait rester indifférent devant une initiative qui, malgré tout, reste louable. Il était temps que la France, au moins en ce domaine, se convertisse à l'universalisme concret, qui ne pourrait être que pluriel et multiculturel. Comme les hommes, toutes les œuvres
d'art naissent et demeurent libres et égales en droit dans le musée
imaginaire. Philippe Lavodrama (Ecole Internationale de développement-ISCPA-IGS) |
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