Taoufik Bourgou, Décembre 1999

L'aliment cristallise les peurs, les phobies ;

risque-t-il de devenir l'échiquier de domination entre Etats ?

     Une «Convention sur la diversité biologique» signée fin février à Montréal, un arrêt de la CJCE sur l'autorisation de dissémination d'OGM de la fin mars reconnaissant, une possible suspension des autorisations, si de nouvelles connaissances scientifiques tendaient à accréditer l'hypothèse d'un risque sanitaire.

L'Union Européenne, tirant les enseignements de la crise de la vache folle, instaure une nouvelle traçabilité des aliments et redéfinit substantiellement «l'arbitrage réel» ou «supposé» entre libre échange et sécurité du consommateur.
Le rapport à l'aliment a surgit subitement à la faveur d'une réelle médiatisation des crises, d'une vulgarisation des données scientifiques, c'est un rapport inquiet rythmé par des révélations, des découvertes et des controverses.
La qualité de l'aliment cristallis
e des peurs, qui à un moment de perte des repères collectifs, permet de désigner «une», «la» science comme un ennemi. Cette désignation a atteint son paroxysme au lendemain de Seattle, on a dénoncé pèle- mêle «les savants fous», les firmes prédatrices et on proclame le «droit des peuples à se nourrir eux mêmes».

La bataille de la qualité au nord semblait occulter la peur, la hantise du manque au sud. Et voilà que surgit une Ethiopie affamée avec ses cohortes de personnes errants à la recherche d'une humble subsistance. Deux images qui finissent par se retrouver, se côtoyer, achevant de reconstituer l'histoire de l'aliment : la quête de la quantité a poussé vers l'intensification, mais des errements qui font surgir la peur du manque.

L'aliment est aux confluents des dimensions symboliques, culturelles, géopolitique et depuis peu, objet d'une recherche scientifique dont les buts ultimes restent politiques. Dans les relations entre les peuples, entre les Etats et les groupements, l'aliment renvoie aux conflits enfouis dans les mémoires collectives et participe peu ou prou à la construction de l'image des guerres de prédation. Plus prés de nous, l'aliment est devenu l'enjeu de rivalités entre Etats par entreprises interposées. La quête d'une capacité de domination des mécanismes du vivant et d'une capacité d'appropriation de la combinatoire génétique des plantes les plus stratégiques ou celles disposant de propriétés médicinales constitue la trame de fond d'une rivalité et d'une querelle autour de la brevetabilité et de la réification du patrimoine végétal. Parallèlement, la récurrence des grandes crises sanitaires liées à la contamination de la chaîne alimentaire et aux manifestations de défiance vis à vis des biotechnologies a contribué à l'émergence d'une demande d'encadrement.

Si en temps de paix la régulation des flux de produits alimentaires n'incombait que très partiellement aux Etats, l'intervention sur le cadre et la qualité de l'offre constituait l'essentiel de leur intervention en matière alimentaire. Il s'agissait essentiellement de la lutte contre la fraude, la qualité a constitué donc les prémices «d'un droit de l'alimentation» et les débuts d'une politique publique de sécurité alimentaire et ce dans la plupart des pays industrialisés.
La multiplication des crises sanitaires liées à l'alimentation (causées par l'imprévoyance ou la fraude) va contribuer à singulariser le risque alimentaire dans ses manifestations et dans les moyens qui doivent être mis en œuvre soit pour l'empêcher soit pour en réparer les conséquences. L'Etat, ne pouvait prendre en charge ce risque en usant des mêmes technologies de pouvoir. C'est ainsi que l'éloignement, le confinement ou la quarantaine vont paraître inefficaces face à un aléa complexe et mouvant. Ce n'est que très récemment qu'on prit conscience que la construction d'un "espace politique de la santé "autour de la définition, de l'inventaire, du repérage et de l'éradication des maladies par «l'incorporation de l'inégalité», «le pouvoir de guérir» et «le gouvernement de la vie» ne pouvait coïncider à la fois avec l'espace politique d'encadrement des risques sanitaires et des risques alimentaires. Ces deux dernières catégories et notamment les risques alimentaires, participent essentiellement de ce qu'on pourrait appeler les risques de développement ou émergeants alors que les dispositifs de santé publique ont été crées pour faire face à des risques en routine.

Tiraillés entre l'obligation de sécurité de la santé de leurs populations et l'obligation de garantir la fluidité des échanges, les Etats vont mettre en œuvre des politiques de sécurité alimentaires fondées d'une part sur la création d'institutions de contrôle et / ou de réglementation, par la création ou la «juridification» de standards, de normes de qualité et de traçabilité d'autre part ou enfin, par un retour à l'embargo et l'isolement des foyers de risques. Si la création d'institutions de contrôle et de réglementation ainsi que la technique de l'isolement constituent des outils «classiques» de politiques publiques, il en va autrement pour l'intégration des standards et des normes techniques dans les droits nationaux d'encadrement des risques. En effet, dans le cadre de frontières nationales étanches, cette «juridification» ne pose pas de nouvelles questions, en revanche dans un contexte de porosité des frontières et de libre circulation, la norme technique devient un outil ambivalent.

De moyen de défense, ces normes peuvent se muer en un moyen de contrôle des marchés. Ils peuvent devenir un moyen de dépossession des Etats de l'outil de contrôle sanitaire des aliments.
Loin de constituer un rempart ou un moyen de conquête des marchés parrainé par les Etats, les normes ou les standards sont de plus en plus imposés par les acteurs non étatiques dominants (Grands groupes, firmes industrielles, firmes internationales de certification et d'expertise…). Intégrés aux champs normatifs nationaux par différents canaux et moyens, ils transmutent en règles de droit. Ils deviennent de fait un des biais par lequel la dimension globale fait irruption dans la fabrique des politiques publiques nationales.

     C'est sur la pierre de l'éthique sécuritaire que la santé devra bâtir son église.

Taoufik Bourgou

©L'Idéaliste